Un coup d'État qui
réussit malgré son échec.
Après un résumé du coup d'État
ayant eu lieu en Russie les 23 et 24 juin 2023, l'auteur introduit l'hypothèse
que l'opération avait pour objectif de se terminer ainsi afin de déstabiliser
l'État russe tout en évitant une guerre civile fratricide.
La tentative
de coup d'État militaire à Moscou les 23 et 24 juin derniers, menée par le
Groupe Wagner, une organisation de mercenaires russes dirigée par le redoutable
Evgueni Prigojine, a surpris tant par son commencement que par sa conclusion.
Le vendredi 23 juin, Prigojine
accuse le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou et le chef d'état-major
Valeri Guerassimov d'avoir délibérément orchestré des frappes aériennes contre
les positions du Groupe Wagner en Ukraine. Cet événement, dont la véracité n'a
toujours pas été confirmée, survient après plusieurs mois de désaccords
violents quant à la gestion de la guerre en Ukraine. En quelques heures
seulement, l'impensable se produit : les troupes de Prigojine franchissent la
frontière et des milliers de combattants, à bord de véhicules de combat, se
dirigent vers la ville de Rostov-sur-le-Don, située à 1000 km de Moscou. La
surprise se poursuit lorsque Prigojine dénonce les méthodes de l'État russe, en
particulier de sa branche militaire, et appelle les différents corps d'armée à
se joindre à son insurrection. Rostov-sur-le-Don tombe en quelques heures à
peine, sans qu'un seul coup de feu ne soit tiré. Les locaux du District
Militaire Sud, quartier général régional pour la gestion de la guerre en
Ukraine, sont également conquis sans grande résistance. Depuis cet endroit,
Prigojine divulgue des informations classifiées, notamment que le nombre de
soldats russes tués au combat est quatre fois supérieur aux chiffres communiqués
par le renseignement militaire à l'état-major, et que les chiffres diffusés par
les médias d'État russes à la population sont dix fois plus élevés. En somme,
le chef de guerre prétend qu'il y a 40 fois plus de morts que ce que le grand
public entend dans la propagande d'État.
L'opération semble avoir été
minutieusement préparée, les passages de frontières se déroulent sans encombre,
les forces de police et l'armée russe n'opposent aucune résistance. Les
colonnes de chars et autres véhicules de combat foncent à toute allure en
remontant vers Voronej, située à 500 km de Moscou. La capitale se retrouve en
émoi, des forces de défense sont mobilisées partout en ville. La classe
politique est en plein désarroi, de nombreux avions officiels quittent la ville
en masse. Poutine fait une déclaration dans laquelle il condamne fermement la
rébellion et annonce que les coupables seront sévèrement punis. Une vague de
soutien au président de la part des responsables russes s'ensuit, mais elle
n'est pas aussi convaincante ni aussi rapide qu'on pourrait s'y attendre.
Certains restent silencieux, comme le Kazakhstan qui refuse de prendre
position.
Les premiers affrontements
apparaissent : des hélicoptères de l'armée régulière russe sont abattus après
avoir tiré sur les colonnes de chars qui remontent les autoroutes. Un dépôt de
pétrole à Voronej est également détruit par un autre hélicoptère de l'armée.
Quelques frappes aériennes commencent à viser les autoroutes pour ralentir la
progression rapide des rebelles.
Le 24 juin, Voronej tombe aux
mains de l'insurrection, encore une fois sans combat, et les colonnes de chars
ne s'arrêtent pas, poursuivant leur course vers Moscou. Une opération
anti-terroriste est officiellement déclenchée, l'état-major envisage de couper
les ponts au sud de Moscou pour empêcher les putschistes de pénétrer dans la
capitale. Parallèlement, l'armée du chef de la région de Tchétchénie est
dépêchée en urgence vers Rostov-sur-le-Don pour reprendre le contrôle de la
ville.
À 17 heures, heure de Moscou, les
troupes du Groupe Wagner atteignent la région de Moscou, plongeant la ville
dans le chaos. C'est alors que la deuxième surprise survient : Prigojine
annonce avoir accepté une proposition pour mettre fin au conflit et ordonne à
ses troupes de cesser l'insurrection et de retourner dans leurs camps.
Prigojine aurait accepté de quitter la Russie pour s'installer en Biélorussie
avec la garantie de ne pas être poursuivi. Ses troupes bénéficieraient d'une
amnistie partielle et seraient partiellement intégrées à l'armée régulière
russe. Cependant, on ignore ce qu'il obtient en échange. Les rumeurs vont bon
train et la principale supposition est que le ministre de la Défense russe
Sergueï Choïgou et le chef d'état-major Valeri Guerassimov devront
démissionner.
Maintenant que
ce rappel des faits est effectué, projetons-nous un peu dans l'analyse et
l'avenir. Cette opération est un succès militaire en termes d'efficacité, de
préparation et de réussite. Manifestement, elle a été soigneusement planifiée,
le matériel et les munitions ont été accumulés, les troupes étaient prêtes et
il est possible que certains officiers de l'armée régulière aient laissé faire.
On notera, par exemple, la faible réponse aérienne aux colonnes de chars des
rebelles qui remontaient l'autoroute M4 directement vers Moscou.
On peut supposer que Prigojine
n'espérait pas que son plan se déroule encore mieux que cela. En quelques
heures seulement, plusieurs milliers de ses troupes fidèles étaient aux portes
de Moscou sans verser presque une goutte de sang russe. Alors, si le plan se
déroule comme prévu, pourquoi l'interrompre ? Pourquoi accepter une porte de
sortie ? Qu'espérait-il obtenir en échange de cette opération périlleuse ?
Envisageons alors que cette issue
inattendue du conflit fasse partie du plan de Prigojine. Imaginons qu'après un
premier coup de maître, un second ait été joué. En effet, espérait-il prendre
Moscou ? Cela aurait été un pari encore plus risqué, la ville aurait été
défendue, les ponts auraient été coupés, des frappes aériennes auraient
probablement été déclenchées contre ses troupes. Et pour quel objectif ?
Montrer qu'il était capable de prendre le contrôle de la capitale et de
déclencher une guerre civile dont l'issue était très incertaine, voire
improbable ? Cela aurait été un comportement étrange de la part de quelqu'un
qui est connu pour sa loyauté envers sa patrie, son nationalisme et son
patriotisme russes. Pourquoi causer un chaos total dans son pays et gaspiller
le sang de ceux avec qui il a partagé tant de conflits ?
Voici une hypothèse: dans
l'immédiat, Prigojine ne sera pas poursuivi et part vivre tranquillement dans
le pays voisin, malgré une tentative de coup d'État. On peut déjà conclure
qu'il s'en sort très bien. Ensuite, son action a été redoutable pour discréditer
le pouvoir en place, et des démissions sont à prévoir dans les jours à venir.
Poutine, qui tente de régner d'une main de fer dans un gant de fer, se retrouve
affaibli aux yeux de tous, tant auprès de l'élite russe que de la population
qui a accueilli les troupes de Wagner avec enthousiasme, de quoi faire trembler
n'importe quel dictateur. Son plan pourrait consister à frapper vite et fort,
montrant ensuite qu'il maîtrise suffisamment la situation pour interrompre le
conflit qu'il a déclenché au moment que lui-même choisit, pour enfin profiter
des fissures qui se sont créées au sein de l'appareil d'État russe pour, à
termes, accroitre son rôle et celui de ses alliés.
Ainsi, un coup d'État que tout le
monde attendait sanglant pourrait se transformer en une révolution de palais.
Les semaines à venir seront déterminantes pour l'avenir du système
gouvernemental russe. Et nous n’avons pas encore fini d’entendre parler d’Evgueni
Prigojine, mort ou vif.
Sapiens.